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Guerre du temps : Alejo Carpentier



Alejo Carpentier

Guerre du temps : Alejo Carpentier


Dans Retour aux sources, un vieux nègre contemple les ruines de la maison où il a toujours servi et opère une remontée dans le temps, faisant resurgir des décombres l'ancienne splendeur coloniale.
Dans Office des ténèbres, un personnage illustre, sur son lit de mort, revit jour après jour, mais à l'envers, son passé, en redescendant vers l'enfance pour pénétrer dans le néant qui a précédé celle-ci, tandis qu'au fil des souvenirs le mobilier, les objets qui l'entourent et la maison elle-même disparaissent.
Le sage Amaliwack des Elus constate amèrement, après avoir sauvé son peuple du déluge, que tout est redevenu comme avant et que le temps, comme l'effort, a été perdu.
Quant au secrétaire de la Présidence du Droit d'asik, il est amené, à la suite d'un coup d'État, à glisser de son temps à celui du pays qui l'accueille en passant par le temps sans repères du réfugié.

Comme les Juan, troubadours et gueux, du Chemin de Saint-Jacques et le narrateur de Pareil à la nuit, ou encore comme les protagonistes des Fugitifs, dont les aventures dévoilent comme par surcroît l'histoire de Cuba et des Caraïbes, les personnages très différents de ces récits entretiennent tous, avec leur temps historique, une relation à la fois étrangement décalée et profondément étroite.


Retour aux sources


- Dis, vieux, que veux-tu ?...
A plusieurs reprises la question tomba du haut des échafaudages. Mais le vieux ne répondait pas. Il allait d'un endroit à un autre, fouinant, tirant de sa gorge un long monologue aux phrases incompréhensibles. On avait déjà descendu les tuiles, recouvert les parterres morts d'une mosaïque de terre cuite. En haut, les pics descellaient les blocs de maçonnerie, les faisant rouler par des conduits de bois, en une avalanche de gravats et de plâtras. Et par les créneaux successifs qui peu à peu édentaient les murailles apparaissaient, dépouillés de leur secret, des plafonds ovales ou carrés, des corniches, des guirlandes, des denticules, des astragales et des papiers peints qui pendaient des trumeaux comme de vieilles peaux de serpents en mue.
Assistant à la démolition, une Cérès au nez cassé et au péplum fané, la coiffure de moissons veinée de noir, se dressait dans l'arrière-cour, sur sa fontaine aux mascarons effacés visités par le soleil en des heures ombreuses, les poissons gris du bassin bâillaient dans une eau tiède chargée de mousses, regardant d'un œil rond ces ouvriers, noirs sur la clarté du ciel, qui abaissaient la hauteur séculaire de la maison. Le vieux s'était assis, sa canne sous le menton, au pied de la statue. Il regardait monter et descendre des seaux dans lesquels voyageaient des ruines estimables. On entendait en sourdine les rumeurs de la rue tandis qu'en haut les poulies accordaient, sur des rythmes de fer contre pierre, leurs aigres gazouillis d'oiseaux dodus.

Cinq heures sonnèrent. Les corniches et les entablements se dépeuplèrent. Il ne resta que des escabeaux, pour préparer l'assaut du lendemain. L'air se rafraîchit, allégé de sueurs, de blasphèmes, de grincements de cordes ou d'essieux qui réclamaient l'huile des burettes, et de tapes de la main sur des torses visqueux. Pour la maison étêtée le crépuscule tombait plus tôt. Elle se revêtait de ténèbres au moment où sa balustrade supérieure à présent abattue offrait d'habitude aux façades le don d'un éclat de soleil. La Cérès pinçait les lèvres. Pour la première fois les pièces allaient dormir sans persiennes, ouvertes sur un paysage de décombres.
Contrariant leurs penchants, plusieurs chapiteaux gisaient dans l'herbe. Les feuilles d'acanthe découvraient leur nature végétale. Une plante grimpante aventura ses tentacules vers la volute ionique, attirée par un air de famille. Lorsque la nuit tomba, la maison était plus près de la terre. Un encadrement de porte se dressait encore, en haut, avec des planches d'ombre suspendues à ses gonds désorientés.

Alors le vieux nègre, qui n'avait pas bougé, fit des gestes étranges, faisant tournoyer sa canne sur un cimetière de dalles.
Les carreaux de marbre, blancs et noirs, volèrent aux étages, revêtant le sol. Les pierres, en des bonds précis, allèrent obstruer les brèches des murailles. Des battants cloutés, en noyer, s'emboîtèrent dans leurs encadrements, tandis que les vis des charnières s'enfonçaient de nouveau dans leurs trous, en une rapide rotation. Sur les parterres morts, soulevées par la poussée des fleurs, les tuiles joignirent leurs fragments, élevant un sonore tourbillon de glaise, avant de tomber en pluie sur la charpente du toit. Le maison grandit, reprit ses proportions habituelles, pudique et v6tue. La Cérès fut moins grise. Il y eut dans la fontaine des poissons plus nombreux.
Et le murmure de l'eau attira des bégonias oubliés.
Le vieux introduisit une clé dans la serrure de la porte principale et se mit à ouvrir des fenêtres. Ses talons sonnaient creux. Quand il alluma les chandeliers, un jaune frémissement parcourut la peinture à l'huile des portraits de Famille, et des gens vêtus de noir murmurèrent dans toutes les galeries, au rythme de cuillers que l'on tournait dans des tasses de chocolat.
Don Martial, marquis de Chapellenies, gisait sur son lit de mort, la poitrine bardée de médailles, sous la protection de quatre cierges aux longues bavures de cire fondue.

Les cierges grandirent lentement, cessèrent peu à peu de couler. Lorsqu'ils eurent repris leur taille, la nonne apporta une lampe et les éteignit. Les mèches pâlirent, en projetant une escarbille. La maison se vida de visiteurs et les voitures partirent dans la nuit. Don Martial appuya les doigts sur un clavier invisible et ouvrit les yeux. Les poutres du toit, qui ne formaient qu'un fatras confus, reprenaient peu à peu leur place. Les flacons de médicaments, les glands de damas, le scapulaire du chevet, les daguerréotypes, les palmes de la grille sortirent de leurs brouillards. Lorsque le médecin hocha la tête en un geste professionnel de découragement, le malade se sentit mieux. Il dormit quelques heures et se réveilla sous le regard noir et renfrogné du Père Anastase. De franche, méticuleuse, bourrée de péchés, sa confession devint réticente, pénible, semée de dérobades. Quel droit avait, au fond, ce carme, de se mêler de sa vie ?
Don Martial se trouva soudain jeté au milieu de la chambre. Soulagé d'un poids aux tempes, il se leva avec une surprenante rapidité. La femme nue qui s'étirait sur le brocart du lit chercha jupons et corsages et disparut bientôt avec son parfum dans un froufrou soyeux. En bas, dans la voiture fermée, une enveloppe contenant des pièces d'or était posée sur les broquettes du siège.
Don Martial ne se sentait pas bien. En rectifiant le nœud de sa cravate devant la glace de la console il se trouva congestionné. Il descendit à son bureau où l'attendaient des hommes de loi, des avocats et des greffiers, pour débattre la mise en vente aux enchères publiques de la maison. Tout avait été vain. Ses biens tomberaient entre les mains du dernier enchérisseur au rythme du marteau tapant sur une table. Il salua et on le laissa seul. Il pensait aux mystères de la lettre écrite, à ces filets noirs qui se nouent et se dénouent sur de larges feuilles filigranées de balances, nouant et dénouant des engagements, des serments, des alliances, des témoignages, des déclarations, des noms, des titres, des dates, des terres, des arbres et des pierres; fouillis de fils, tiré de l'encrier, où se prenaient les jambes de l'homme, lui interdisant des voies discréditées par la Loi; lacet au cou, qui étouffait dès qu'étaient perçus les sons redoutables des paroles en liberté.
Sa signature l'avait trahi, engluée dans les pièges et les labyrinthes des dossiers. Lié par elle, l'homme de chair devenait homme de papier. L'aube pointait. La pendule de la salle à manger venait de sonner six heures de l'après-midi.

Des mois de deuil s'écoulèrent, assombris par un remords de plus en plus vif. Au début, l'idée d'amener une femme dans cette chambre lui paraissait presque raisonnable. mais, peu à peu, les exigences d'un corps neuf cédèrent la place à des scrupules croissants, et il en vint à se donner la discipline. Un soir, don Martial ensanglanta son corps avec une courroie, mais il éprouva ensuite un désir plus vif, bien que de courte durée. A cette époque la marquise revint, un après-midi, de sa promenade sur les berges de l'Almendarès. Les chevaux de la calèche n'avaient leurs crins humides que de leur propre sueur. Mais, tout le reste du jour, ils lancèrent des ruades contre les planches de l'écurie, irrités apparemment par l'immobilité de nuages bas.
Au crépuscule, une jarre pleine d'eau se brisa dans la salle de bains de la marquise. Puis les pluies de mai firent déborder le bassin. Et cette vieille négresse incriminée de marronnage, qui gardait des colombes sous son lit et errait dans le patio en murmurant : " Méfie-toi des rivières, petite; méfie-toi du vert qui coule ! " Il n'y avait pas de jour où l'eau ne révélât sa présence. Mais cette présence finit par n'être plus qu'une tasse renversée sur une robe apportée de Paris, au retour du bal anniversaire donné par le capitaine général de la Colonie. De nombreux parents réapparurent. Beaucoup d'amis revinrent. Les lustres du grand salon brillaient à présent d'un vif éclat. Les lézardes de la façade se refermaient peu à peu. Le piano redevint clavecin. Les palmiers perdaient des anneaux. Les lianes libéraient la première corniche. Les cernes de la Cérès s'éclaircirent et les chapiteaux semblèrent sculptés d'hier.
Plus fougueux, Martial passait souvent des après-midi entiers à embrasser la marquise. Pattes-d'oie, froncements de sourcils et doubles mentons s'effaçaient et les chairs reprenaient leur fermeté. Un jour, une odeur de peinture fraîche emplit la maison.

Leur pudeur était sincère. Chaque nuit s'ouvraient un peu plus les panneaux des paravents, les jupes tombaient en des coins de moins en moins éclairés et c'étaient de nouvelles barrières de dentelles. A la fin, la marquise souffla les lampes. Il fut seul à parler dans l'obscurité. Ils partirent pour le moulin à sucre dans un grand train de calèches - éblouissant de croupes alezanes, de mors d'argent et de cuirs vernis qui étincelaient au soleil. Mais, à l'ombre des fleurs de Pâques qui empourpraient les arcades intérieures de la demeure, ils remarquèrent qu'ils se connaissaient à peine. Martial autorisa des danses et des tam-tams nègres pour se distraire un peu pendant ces journées qui sentaient l'eau de Cologne, les bains au benjoin, les chevelures épandues et les draps tirés des armoires qui, en s'ouvrant, laissaient tomber sur les dalles un bouquet de vétiver. La vapeur du vesou tournoyait dans la brise au son de l'angélus. Soufflant bas, les courants d'air annonçaient des pluies réticentes, dont les premières gouttes, larges et sonores, étaient bues par des tuiles si sèches qu'elles avaient un diapason de cuivre. Après une aube prolongée par une étreinte froide, soulagés de leurs désaccords et la blessure fermée, tous deux retournèrent à la ville. La marquise changea son costume de voyage pour une robe de mariée et, selon la coutume, les époux se rendirent à l'église pour recouvrer leur liberté. On rendit les cadeaux aux parents et amis, et, dans un tumulte de bronzes et une brillante exhibition de harnais, chacun reprit le chemin de sa demeure.
Martial continua à rendre visite un certain temps à Maria de las Mercedes, jusqu'au jour où les anneaux furent portés à l'atelier de l'orfèvre pour les faire dégraver. Une nouvelle vie commençait pour Martial. Dans la maison aux hautes grilles, la Cérès fut remplacée par une Vénus italienne, et les mascarons de la fontaine avancèrent presque imperceptiblement leur relief en voyant encore allumées, alors que l'aube rosissait déjà le ciel, les lumières des chandeliers.

Une nuit, ayant beaucoup bu et écœuré par l'odeur des cigares froids laissés par ses amis, Martial eut l'étrange sensation que les pendules de la maison sonnaient cinq heures, puis quatre heures et demie, puis quatre heures, puis trois heures et demie... C'était comme la perception lointaine d'autres possibilités. Comme quand on pense, dans l'énervement d'une veille, qu'on peut marcher sur le plafond avec le plancher pour plafond, et parmi des meubles fermement fixés entre les poutres du toit. Ce fut une impression fugitive, qui ne laissa pas la moindre trace dans son esprit, peu porté, maintenant, à la méditation.
Et il y eut une grande soirée, dans la salle de concert, le jour où il atteignit sa minorité. Il était gai de penser que sa signature avait cessé d'avoir une valeur légale et que les bureaux d'enregistrement et les greffes remplis de mites s'effaçaient de son horizon. Il arrivait au point où les tribunaux cessent d'être redoutables pour ceux qui ne sont qu'une proie médiocre aux yeux du Code. Après s'être grisés avec des vins généreux, les jeunes gens décrochèrent du mur une guitare incrustée de nacre, un psaltérion et un serpent.
Quelqu'un remonta la pendule qui jouait le ranz des vaches et la ballade des lacs d'Ecosse. Un autre emboucha une corne de chasse qui dormait, enroulée dans son cuivre, sur les feutres incarnats de la vitrine, à côté de la flûte traversière apportée d'Aranjuez. Martial, qui faisait une cour insolente à Mlle de Campoflorido, se joignit au chahut, cherchant sur les basses fausses du piano la mélodie du Tripili-Trapala. Tout à coup tous montèrent au grenier, se rappelant que, sous des poutres qui retrouvaient peu à peu leur crépi, l'on conservait les habits et livrées de la Maison de Chapellenies. Sur des étagères givrées de camphre reposaient les vêtements de cour, une épée d'ambassadeur, plusieurs dolmans bombés, le manteau d'un prince de l'Eglise, et de longues casaques à boutons de damas, pleines d'auréoles d'humidité dans les plis. Les coins d'ombre s'éclairaient de reflets de rubans amarante, de crinolines jaunes, de tuniques défraîchies et de fleurs de velours. Un costume de cascadeur madrilène avec résille à pompons, confectionné à l'occasion d'une mascarade carnavalesque, souleva des applaudissements. Mlle de Campoflorido arrondit ses épaules poudrées sous un châle ambré comme peau de créole, qui avait servi à certaine aïeule, un soir de grandes décisions familiales, à raviver les ardeurs assoupies d'un riche syndic de clarisses.
Une fois travestis, les jeunes gens revinrent à la salle de concert. Coiffé d'un tricorne de régidor, Martial frappa trois coups de canne sur le plancher, et l'on ouvrit la valse, que les mères trouvaient terriblement inconvenante pour des demoiselles, avec cette façon de se laisser enlacer la taille, les mains du cavalier sur les baleines du corset, que toutes avaient confectionné d'après le dernier patron du Jardin des modes. Les pas des portes furent encombrés par des servantes, des palefreniers, des domestiques, qui venaient de leurs lointaines dépendances et des entresols suffocants, pour s'émerveiller devant une fête si tapageuse. Puis on joua à colin-maillard et à la cachette, Martial, dissimulé avec Mlle de Campoflorido derrière un paravent chinois, imprima un baiser sur sa nuque et reçut en réponse un mouchoir parfumé dont les dentelles de Bruxelles gardaient de douces tiédeurs de décolletés.
Et lorsque les jeunes filles s'éloignèrent dans les lueurs du crépuscule, vers les tours de guet et les donjons qui se dessinaient en gris foncé sur la mer, les garçons allèrent au bal public où, de façon si affriolante, se tortillaient les mulâtresses parées de grands bracelets, sans perdre jamais - même au plus fort d'une guaracha endiablée - leurs escarpins à talons hauts. Et comme on était en époque de carnaval, les membres du Chapitre Arara Trois Yeux soulevaient un tonnerre de tam-tams derrière le mur mitoyen, dans un patio planté de grenadiers. Juchés sur des tables et des tabourets, Martial et ses amis louèrent la grâce d'une négresse aux cheveux grisonnants, qui redevenait belle, presque désirable, quand elle . regardait par-dessus son épaule, en dansant avec une altière moue de défi.

Les visites de don Abundio, notaire et exécuteur testamentaire de la famille, se faisaient plus fréquentes. Il s'asseyait gravement au chevet du lit de Martial, laissant tomber sur le pavé sa canne en bois d'acane afin de l'éveiller avant l'heure prévue. A peine ouverts, les yeux du malade rencontraient une redingote d'alpaga, couverte de pellicules, dont les manches lustrées donnaient asile à des titres et à des rentes. Il ne resta finalement qu'une pension raisonnable, calculée pour mettre un frein à toute folie. C'est alors que Martial voulut entrer au Royal Séminaire de Saint-Charles.
Après de médiocres examens, il fréquenta les cours, comprenant de moins en moins les explications des maîtres. Le monde des idées se dépeuplait. Ce qui avait été, au début, une assemblée universelle de péplums, de pourpoints, de golilles et de perruques, de controversistes et d'ergoteurs, prenait l'immobilité d'un musée de figures de cire. Martial se contentait maintenant d'un exposé scolastique des systèmes, acceptant comme valable ce qu'on disait dans n'importe quel texte. "Lion", "Autruche", "Baleine", "Jaguar", lisait-on au bas des gravures sur cuivre de l'histoire naturelle. De la même façon, "Aristote", "Saint Thomas", "Bacon", "Descartes" titraient des pages noires où étaient cataloguées de façon ennuyeuse les interprétations de l'univers, en marge d'un épais capitulaire. Peu à peu, Martial cessa de les étudier et se sentit libéré d'un grand poids. Son esprit devint gai, léger, n'admettant qu'un concept instinctif des choses. A quoi bon penser au prisme, quand la lumière claire de l'hivernage faisait ressortir davantage les détails des forteresses du port ? Une pomme qui tombe de l'arbre n'est une incitation que pour les dents. Un pied dans une baignoire n'est rien autre qu'un pied dans une baignoire. Le jour où il abandonna le séminaire, il oublia les livres. Le gnomon recouvra sa nature de lutin; le spectre fut synonyme de fantôme; l'octandre était un animal cuirassé, avec des piquants dans le dos.
Plusieurs fois, en marchant vite, le cœur plein d'inquiétude, il était allé rendre visite aux femmes qui chuchotaient, derrière des portes bleues, au pied des murailles. Le souvenir de celle qui portait des escarpins brodés et des feuilles de basilic à l'oreille le poursuivait, pendant les après-midi chauds, comme un mal de dent. Mais, un jour, la colère et les menaces d'un confesseur le firent pleurer d'effroi. Il tomba pour la dernière fois dans les draps de l'enfer, renonçant à jamais à ses détours dans des rues peu fréquentées, à ses lâchetés de dernière heure qui le faisaient rentrer avec rage chez lui, après avoir tourné le dos à certain trottoir fissuré - signe, quand il marchait les yeux baissés, du demi-tour qu'il fallait faire pour franchir le seuil parfumé.
Il vivait à présent sa crise mystique, peuplée d'images pieuses, d'agneaux pascals, de colombes, de porcelaines, de Vierges en manteau bleu ciel, d'étoiles de papier doré, de rois mages, d'anges aux ailes de cygne, de l'âne, du bœuf, et d'un terrible saint Denis qui lui apparaissait en songe, avec un grand vide entre les épaules et la démarche hésitante de celui qui cherche un objet perdu. Martial heurtait le bois du lit et s'éveillait en sursaut, saisissant son chapelet aux grains silencieux. Dans leurs godets pleins d'huile, les mèches éclairaient tristement des statues qui reprenaient leur couleur primitive.

Les meubles grandissaient. Il devenait plus difficile d'appuyer les avant-bras sur le bord de la table de la salle à manger. Les armoires à corniches sculptées élargissaient leur frontispice. Allongeant le torse, les Maures de l'escalier approchaient leurs torches des balustres du palier. Les fauteuils étaient plus profonds et les berceuses avaient tendance à s'en aller en arrière. Il n'était plus nécessaire de plier les jambes quand on se couchait au fond de la baignoire à anneaux de marbre.
Un matin où il lisait un livre licencieux, Martial eut envie, tout à coup, de jouer avec les soldats de plomb qui dormaient dans leurs boîtes de bois. Il remit le volume dans sa cachette sous la cuvette du lavabo et ouvrit un tiroir scellé par les toiles d'araignées. La table de travail était trop exiguë pour faire place à une telle armée.
Martial s'assit par terre. Il disposa les grenadiers par rangs de huit. Puis les officiers à cheval, entourant le porte-drapeau. Derrière, les artilleurs, avec leurs canons, écouvillons et boutefeux. Fermant la marche, des fifres et des timbaliers, avec une escorte de tambours. Les mortiers étaient munis d'un ressort qui permettait de lancer des boulets de verre à plus d'un mètre de distance.
- Poum !... poum !... poum !...
Des chevaux tombaient, des porte-drapeau tombaient, des tambours tombaient. Il fallut que le nègre Eligio l'appelât trois fois pour qu'il se décidât à se laver les mains et descendre à la salle à manger.

A partir de ce jour, Martial garda l'habitude de s'asseoir sur le dallage. Quand il vit l'avantage de cette position, il fut surpris de n'y avoir pas pensé plus tôt. Comme elles raffolent des coussins de velours, les grandes personnes transpirent trop. Certaines sentent le notaire - comme don Abundio - parce qu'elles ne connaissent pas, en s'allongeant à terre, la fraîcheur du marbre en toute saison. C'est seulement du sol que l'on peut embrasser complètement les angles et les perspectives d'une pièce. Le bois a ses beautés, il y a de mystérieux chemins d'insectes, des coins d'ombre, que l'on ignore à hauteur d'homme.
Quand il pleuvait, Martial se cachait sous le clavecin. Chaque coup de tonnerre faisait vibrer la caisse de résonance, faisant chanter toutes les notes. La foudre tombait du ciel pour construire cette voûte de roulades - orgues, pinède au vent, mandoline de criquets.

Ce matin-là on l'enferma dans sa chambre. Il entendit des murmures dans toute la maison et le déjeuner qu'on lui servit fut trop succulent pour un jour de semaine. Il y avait six gâteaux de la confiserie de la Alameda - alors qu'on n'en pouvait manger que deux, le dimanche après la messe. Il s'amusa à regarder les illustrations d'un livre de voyage, jusqu'à ce qu'un bourdonnement croissant, pénétrant sous les portes, le fît jeter un coup d'œil à travers les persiennes. Des hommes vêtus de noir arrivaient portant un cercueil à poignées de bronze. Il eut envie de pleurer, mais à cet instant apparut le cocher Melchor faisant claquer ses bottes sonores et souriant de toutes ses dents. Ils se mirent à jouer aux échecs. Melchor était cavalier. Lui, roi. En prenant les dalles comme damier, il pouvait avancer de l'une à l'autre, tandis que Melchor devait en sauter une de face et deux de côté, ou vice versa. Le jeu se prolongea jusqu'après le crépuscule, au moment où passèrent les pompiers du Commerce.
Lorsqu'il se leva, il alla baiser la main de son père qui gisait sur son lit de malade. Le marquis se sentait mieux et il parla à son fils sur le ton solennel et exemplaire qui lui était coutumier : Les "oui, père" et les "non, père" s'inséraient entre les grains du chapelet de questions comme les réponses de l'acolyte à la messe. Martial respectait le marquis, mais pour des raisons que nul n'aurait pu supposer. Il le respectait parce qu'il était de haute taille et qu'il sortait les soirs de bal la poitrine rutilante de décorations; parce qu'il enviait son sabre et ses galons d'officier des milices; parce que, à Noël, il avait mangé à lui seul une dinde, farcie aux amandes et aux raisins secs, gagnant ainsi un pari; parce que, une fois, dans l'intention de la fouetter, sans nul doute, il avait pris dans ses bras l'une des mulâtresses qui balayaient la rotonde et l'avait emportée dans sa chambre. Caché derrière un rideau, Martial l'avait vue sortir peu après, en pleurs et dégrafée, et il s'était réjoui de la correction qu'elle avait reçue, car c'était elle qui vidait toujours les pots de confitures renvoyés au placard.
Le père était un être terrible et magnanime qu'il fallait aimer le plus après Dieu. Pour Martial il était plus que Dieu, parce que ses dons étaient quotidiens et tangibles. Mais il préférait le Dieu du ciel, car il était moins assommant.

Lorsque les meubles grandirent un peu plus et que Martial sut mieux que personne ce qu'il y avait sous les lits, armoires et secrétaires, il cacha à tous un grand secret : la vie n'avait aucun charme hors la présence du cocher Melchor. Ni Dieu, ni son père, ni l'évêque doré des processions de Fête-Dieu n'étaient aussi importants que Melchor.
Melchor venait de très loin. Il était petit-fils de princes vaincus. Il y avait dans son royaume des éléphants, des hippopotames, des tigres et des girafes. Là-bas les hommes ne travaillaient pas dans des pièces sombres, pleines de dossiers, comme don Abundio. Ils ne subsistaient que parce qu'ils étaient plus rusés que les animaux. L'un d'eux avait tiré le grand crocodile du lac bleu, en l'embrochant avec une pique dissimulée dans les corps étroitement serrés de douze oies rôties. Melchor savait des chansons faciles à apprendre, parce que les paroles n'avaient pas de sens et revenaient souvent. Il volait des friandises dans les cuisines; il s'enfuyait la nuit, par la porte des palefreniers, et une fois, il avait lapidé les gardes civils avant de disparaître dans les ténèbres de la rue de l'Amertume.
Les jours de pluie, ses bottes étaient mises à sécher près du fourneau de la cuisine. Martial aurait voulu avoir des pieds capables de les chausser. La droite s'appelait Calambin. La gauche, Calamban. Cet homme qui pour maîtriser les chevaux sauvages se contentait de leur fourrer deux doigts dans les naseaux; ce maître d'élégance, cet aigle de l'étrier, qui exhibait de grands chapeaux hauts de forme, savait aussi apprécier la fraîcheur d'un dallage de marbre en été et cachait sous les meubles un fruit ou un gâteau raflés sur les plateaux destinés au Grand Salon. Martial et Melchor avaient en commun une secrète provision de dragées et d'amandes : qu'ils appelaient le uri, uri, ura, avec des éclats de rire entendus. Tous deux avaient exploré la maison du haut en bas et étaient les seuls à savoir l qu'il existait sous les écuries un petit sous-sol plein de flacons hollandais et que, dans un grenier inutilisé, au-dessus des chambres de bonnes, douze papillons poussiéreux achevaient de perdre leurs ailes dans un coffret de verre brisé.

Lorsque Martial eut pris l'habitude de briser des objets, il oublia Melchor pour se rapprocher des chiens. Il y en avait plusieurs chez lui. Le grand tigré; le basset qui traînait son ventre par terre; le lévrier trop vieux pour jouer; le caniche que les autres pourchassaient à des époques déterminées et que les femmes de chambre devaient enfermer.
Martial préférait Canelo parce qu'il prenait des souliers dans les chambres et arrachait les rosiers du patio. Toujours noir de charbon ou couvert de terre rouge, il dévorait la nourriture des autres, hurlait sans raison et cachait des os volés au pied de la fontaine. De temps en temps il vidait un œuf qui venait d'être pondu, lançait la poule en l'air d'un brusque coup de museau. Tout le monde donnait des coups de pied au Canelo. Mais quand on l'emmenait, Martial en faisait une maladie. Et le chien revenait triomphant, en remuant la queue, après avoir été abandonné au-delà de la Maison de Bienfaisance; il reprenait alors une place que, malgré leur adresse à la chasse ou leur zèle à monter la garde, les autres n'occuperaient jamais.

Canelo et Martial pissaient ensemble. Ils choisissaient parfois le tapis persan du salon, pour dessiner sur sa laine des nuages sombres dont les formes se dilataient lentement. Cela leur valait d'être punis à coups de sangle, qui d'ailleurs n'étaient pas aussi douloureux que le croyaient les grandes personnes. Mais en revanche ils étaient un admirable prétexte à élever des concerts de hurlements et à provoquer la pitié des voisins.
Lorsque la femme bigle de la maisonnette voisine qualifiait son père de brute, Martial regardait Canelo, les yeux rieurs. Ils pleuraient un peu plus, pour obtenir un biscuit, et tout était oublié. Tous deux mangeaient de la terre, se vautraient au soleil, buvaient dans la vasque aux poissons, cherchaient l'ombre embaumée au pied des basilics. Aux heures chaudes les parterres humides s'emplissaient de monde. Il y avait l'oie cendrée, au jabot renflé pendant entre ses pattes cagneuses; le vieux coq au croupion pelé; le petit lézard qui disait uri, ura, en sortant de son cou, une cravate rose; le triste serpent jubo, né dans une ville sans femelles; la souris qui murait son trou avec un œuf de caret.
Un jour, on montra le chien à Martial :
- Ouah, ouah, dit-il.
Il parlait sa propre langue. Il avait obtenu la suprême liberté. Il voulait atteindre à présent, de ses mains, des objets qui étaient hors de leur atteinte.

Faim, soif, chaleur, douleur, froid. A peine Martial eut-il limité sa perception à ces réalités essentielles qu'il renonça à la lumière qui, à présent, lui était accessoire. Il ignorait son nom. Le baptême effacé, avec son sel désagréable, il ne voulut plus ni l'odorat, ni l'ouïe, ni même la vue. Ses mains frôlaient des formes délectables. C'était un être totalement sensible et tactile. L'univers entrait en lui par tous les pores. Alors il ferma les yeux, qui n'apercevaient que des géants nébuleux, et pénétra dans un corps chaud et humide, plein de ténèbres, qui mourait. Le corps, en le sentant inséré dans sa propre substance, coula vers la vie. Mais à présent les jours coururent plus vite, amenuisant leurs dernières heures. Les minutes avaient un son de glissement de cartes sous le pouce du joueur.
Les oiseaux revinrent à l'œuf en un tourbillon de plumes. Les poissons se figèrent en frai, déposant une neige d'écailles au fond du bassin. Les palmiers plièrent leurs feuilles, disparurent sous terre comme des éventails refermés. Les troncs absorbaient leurs feuilles et le sol tirait à lui tout ce qui lui avait appartenu. Le tonnerre retentissait dans les vérandas. Des poils poussaient sur le daim des gants. Les couvertures de laine se détissaient, arrondissant la toison de moutons éloignés. Les armoires, les secrétaires, les lits, les crucifix, les tables, les persiennes ' s'envolèrent dans la nuit, cherchant leurs anciennes racines au pied des forêts. Tout ce qui était cloué s'effondrait. Un brigantin, ancré on ne , savait où, emporta en hâte vers l'Italie les marbres du dallage et de la fontaine. Les panoplies, les ferrures, les clés, les casseroles de cuivre, les mors des chevaux fondaient, grossissant un fleuve de métal que des galeries sans toit canalisaient vers la terre. Tout se métamorphosait, retournait à son état premier. La terre redevint terre, laissant un désert à la place de la maison.

Lorsque les ouvriers vinrent avec le jour pour poursuivre la démolition, ils trouvèrent le travail achevé. Quelqu'un avait emporté la statue de Cérès, vendue la veille à un antiquaire. Après s'être plaints au syndicat, les hommes allèrent s'asseoir sur les bancs d'un parc municipal. L'un rappela alors l'histoire, fort estompée, d'une marquise de Chapellenies noyée un après-midi de mai au milieu des malangas de l'Almendarès. Mais nul ne prêtait attention au récit, parce que le soleil se déplaçait d'est en ouest et qu'il faut paresser pour prolonger les heures qui grandissent à droite des pendules, puisque ce sont elles qui mènent le plus sûrement à la mort..


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